SAMSON, UN ÊTRE FASCINANT

Au festival
vendredi17mai 2024

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Comme l’explique bien la philosophe Catherine Kintzler, Voltaire et Rameau ont entretenu une relation complexe tout au long de leur vie. Que ce soit pour Samson, Pandore, La Princesse de Navarre ou Le Temple de la Gloire, à chacune de leurs collaborations, le même scénario se répète. Acte I : le ciel est bleu, tout va bien. Acte II : le ciel se couvre, on se refroidit. Acte III : l’orage se lève. Cela se termine invariablement par des imprécations de Voltaire, regrettant que ce « pauvre fou » de Rameau ne l’eut pas écouté. Il suffit de lire la correspondance de Voltaire pour s’apercevoir des sentiments contradictoires qui l’animent chaque fois qu’il travaille avec son contemporain : un mélange d’admiration, d’agacement et d’exaspération teinté de tendresse.

Le Samson de Rameau et Voltaire est une tragédie en musique en cinq actes et un prologue. En novembre 1733, Voltaire, grand admirateur de la musique de Rameau – notamment après avoir assisté à Hippolyte et Aricie – lui propose une collaboration. À la fin de l’été 1734, l’opéra est terminé et les répétitions commencent. Toutefois, le fait qu’une œuvre portant sur un thème religieux ait pour librettiste un critique notoire de l’Église devait inévitablement susciter la controverse, et Samson est interdit. Il y a bien une tentative de faire revivre le projet en 1736, dans une nouvelle version, mais elle échoue également. La partition est perdue, bien que Rameau réutilise une partie de la musique de Samson dans ses opéras ultérieurs. Le livret de Voltaire, lui, est conservé dans son intégralité.

Le personnage biblique de Samson, ambivalent et à multiples facettes, est difficile à appréhender. C’est pour cette raison qu’il a toujours suscité la fascination. L’étude des sources ne permet de distinguer aucune intrigue suffisamment claire et convaincante : de nombreuses lignes narratives différentes voire contraires se mêlent, s’opposant farouchement à toute classification univoque. Dans le Livre des Juges, l’histoire de Samson s’étend sur quatre chapitres (13 à 16) qui relatent sa vie, dès avant sa naissance et jusqu’à sa mort et son enterrement. À lui seul, son nom est déjà tout un programme. Le nom propre hébreu Shimshōn est dérivé du mot « šemeš » – le soleil ; Samson est donc un « fils du soleil », qui brille plus fort que tout autre. Mais cette lumière éclatante trouve son pendant dans les ténèbres les plus profondes, faites de violence, d’effroi et de solitude. Même le nom de son adversaire, Dalila – celle qui finit par provoquer sa chute – est constamment traduit par « celle de la nuit », de telle sorte que le conflit qui oppose Samson et Dalila puisse aussi être considéré comme l’affrontement fondamental entre les forces de la lumière et celles des ténèbres.

Les antagonismes traversent toute l’existence de Samson et régissent les différents épisodes de sa vie. Il est déchiré entre les forces extrêmes – et on ne peut plus contraires – qui le dominent. Il est à la fois caractérisé par une liberté totale et par un asservissement total : d’un côté, les forces surhumaines dont il dispose l’affranchissent de la Loi et de la morale. D’un autre côté, il est immensément lié par ce qu’on appelle le vœu de naziréat, formulé avant sa naissance. Dans le judaïsme, un naziréen (de l’hébreu nazir – « séparé, consacré, voué », que l’on pourrait qualifier « d’ascète ») est un homme qui prête volontairement serment à Dieu. Il doit dès lors s’abstenir de boissons alcoolisées et des fruits de la vigne. Il ne peut s’approcher d’un cadavre ou d’un tombeau, même celui d’un parent proche. Enfin, il est tenu de ne pas se couper les cheveux ni la barbe. Samson mène un combat permanent entre la lumière la plus éclatante et les ténèbres les plus sombres. Ainsi appréhende-t-il le monde, où les acclamations frénétiques qui le célèbrent d’abord en héros contrastent avec le silence formidable et la solitude profonde qu’il expérimente ensuite, prisonnier de son propre corps.

Ainsi, l’image devenue iconographique de la rencontre entre Samson et le lion, qu’il parvient à vaincre à mains nues, est elle aussi caractérisée par les extrêmes. Dans le cadavre du lion, Samson trouvera un essaim d’abeilles qui y fabriquent du miel. L’expérience de la mort se mêle ainsi au plaisir doux et sucré du miel. Chez Samson, ces images et ces expériences sont indissociablement liées.

Tout comme le destin de l’homme dans la tragédie grecque, le destin de Samson est obscur. Il est incapable d’en interpréter les signes. Le Dieu illisible l’a jeté au monde avant de se retirer, et rien ne lui permet de déchiffrer l’énigme de son destin. Il traverse sa vie, chancelant, oscillant sans cesse entre lutte et vengeance, gloire et misère.

L’histoire de Samson convient d’être considérée comme un récit universel sur la condition humaine et sur le cosmos, que l’homme parcourt seul, sans aide et sans abri. Samson cherche à trouver son identité. Qui est-il ? Quelle est la mission qui lui a été confiée ? Ces questions déplacent le récit vers le moi profond du personnage. Peut-être son ennemi n’est-il en fait qu’une émanation maléfique de lui-même à laquelle il doit se mesurer afin de se trouver.

La mission qui lui a été confiée et la bénédiction divine qu’il a reçue ont fait de lui un paria : il est moqué, raillé. Mais s’il s’efforce de supporter son destin, peut-il seulement le surmonter ? Il semblerait que la seule chose que l’on sache est justement que l’on ne sait rien, et que l’homme est aveuglément livré à son destin et aux forces qui règnent de par le monde : l’amour et la tendresse tout autant que la violence et la mort.

Samson peut être considéré comme une sorte de marginal de l’époque qui, dès la naissance, en raison de son existence à la fois remarquable et singulière, ne parvient à trouver ni son appartenance ni sa place dans le monde. Il tient autant du héros que de l’antihéros, et c’est ce qui en fait un être fascinant.

« Étranger je suis venu ici, étranger je repars. » – cette phrase prononcée par le voyageur solitaire de Schubert dans Winterreise (Le Voyage d’hiver), accompagne le personnage de Samson comme s’il s’agissait du thème mélodique de sa vie. Il a été jeté dans le monde avec un don – celui d’une force surhumaine – qui s’avère autant une bénédiction qu’une malédiction. Samson est un stigmatisé, étranger à lui-même, qui essaie en vain de trouver le lieu où il pourrait trouver refuge. Mais la trahison et la déception constituent le fil rouge de sa vie solitaire et ce n’est que par ses actes de violence qu’il parvient à se libérer.

Samson demande d’abord épouser Timna, une Philistine, contre la volonté de ses parents. Le mariage échoue et Samson est humilié par les Philistins. Il se débat avec violence, mais sa fiancée est donnée à un autre et il se retrouve seul. Son entourage le considère désormais comme un danger qu’il faut éliminer. Ses adversaires lui envoient alors Dalila, sommée de percer le secret de sa force et ainsi provoquer sa chute. Samson tombe amoureux d’elle – et elle probablement de lui, allant à l’encontre du plan initial. Samson se donne alors à Dalila et lui révèle son secret : sa force provient de sa chevelure. Les Philistins parviennent à s’emparer de lui au moment où il est le plus faible, l’aveuglent et le font prisonnier. Alors réduit à l’état d’esclave, il est moqué et ridiculisé lors des fêtes. Mais ses cheveux ayant repoussé, il retrouve bientôt sa force singulière, se tue et entraîne avec lui dans la mort quelque 3000 Philistins. S’agit-il dès lors d’un acte désespéré de suicide, ou d’un assassinat perfide ?

C’est là, dans l’intervalle entre coupable et victime, entre violence et tendresse, entre salut et anéantissement, qu’évoluent les différentes interprétations possibles de cette matière – une ambivalence qui ne peut être résolue et qui semble alimenter des discussions complexes propres au monde dans lequel nous vivons. Samson est un être violent, un homme qui a fait souffrir un grand nombre de ses semblables, et les a tués – un phénomène dont nous nous détournons en frémissant. Et pourtant, il s’agit là de quelque chose qui existe indissolublement dans le monde, que l’on pourrait qualifier de « monstrueux » ou de « maléfique ».

Quelque chose qui ne peut susciter ni sympathie ni même compréhension, mais qu’on peut seulement définir comme une composante extrêmement choquante et dérangeante de l’être humain – aussi insoutenable que cela puisse paraître. En ce sens, il s’agit d’une étude sur un thème, permettant d’aborder une des facettes de l’être humain et une partie indélébile – bibliquement parlant – de la Création présente depuis la nuit des temps telle une épine dans la chair, et qui ne peut être facilement admise par la communauté universelle en quête de sens.

En 2002, lors du dernier entretien du philosophe Hans Georg Gadamer, enregistré quelque temps avant sa mort – il est alors âgé de 102 ans –, il lui est demandé ce en quoi il croit encore, au crépuscule de sa vie, à une époque de l’histoire contemporaine marquée par tant de guerres et de violences. Il répond alors qu’il ne croit plus qu’aux « mères qui pleurent leurs fils ». C’est une réponse, une perspective, susceptibles de nous amener au plus profond de cette matière. En se plaçant du côté de l’humain, de l’humanité profonde, peut-être est-il possible de pénétrer l’incompréhensible du monde. Ainsi, dans notre récit, c’est la mère qui tente de comprendre, de suivre, et de reconstruire l’histoire de son fils.

Note d'intention d'Yvonne Gebauer, dramaturge de la création Samson d'après Rameau, à découvrir du 4 au 18 juillet au Théâtre de l'Archevêché.

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